
Après Karl Barth, Hans Urs von Balthasar et Charles Journet, c’est un autre grand théologien suisse qui disparaît, le 6 avril dernier, après avoir publié un dernier essai sur la mort heureuse (le Seuil, 2015) et s’être demandé avec sa verve provocante : « Peut-on encore sauver l’Eglise ? » (Le Point, 2018).
« Ce penseur brillant à l’esprit vif » selon les termes du président allemand Frank-Walter Steinmeier, a été contemporain de Josef Ratzinger et souvent présenté comme son frère ennemi ; à l’égal de Mozart et Saliéri, ces jeunes et talentueux théologiens, tous deux experts au concile Vatican II n’ont cessé d’être en controverse sur le mystère de l’Eglise. Leurs thèses respectives disent déjà leurs perspectives ecclésiologiques : enracinée chez les Pères de l’Eglise avec le bavarois Ratzinger qui a travaillé l’ecclésiologie de st Augustin et ouverte à la dimension œcuménique avec la doctrine de la justification chez Karl Barth pour le Lucernois. Deux lignes qui iront en se polarisant autour de ces deux visions de l’Eglise illustrées par les titres de ces revues post conciliaires : communio (communion) pour Ratzinger et concilium (assemblée) pour Küng, mais aussi à travers deux tempéraments bien différents : réservé et intériorisé pour le premier, plus extraverti et engagé, voire arrogant pour le second. Cela ne les empêchera pas de développer une estime mutuelle pendant trois années de cohabitation à la faculté de théologie de Tübingen et jusqu’à une dernière rencontre qualifiée d’amicale, le 24 septembre 2005 à Castel Gandolfo. Mais l’agitation des années 68 et la publication de l’ouvrage de Küng sur l’Eglise en 1969 puis, ce brûlot en 1971, Infaillible, une interpellation, sur l’infaillibilité pontificale qu’il remet en cause à la suite de la parution de l’encyclique « Humanae vitae », vont accentuer leurs différends sur les questions morales (contraception, euthanasie…) et de discipline ecclésiastique (célibat des prêtres, sacerdoce féminin…).
Tandis que Ratzinger se voit nommé évêque de Munich-Freiseing en 1977 puis appelé à la tête de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi en 1981 par le pape Jean-Paul II, Hans Küng est, quant à lui, interdit d’enseigner avec la mission canonique en 1979. Malgré des essais de conciliation et une rencontre entre les deux hommes en juillet 1983, leurs itinéraires se poursuivront dans des voies divergentes. Le Guillaume Tell de la théologie comme il aimait se définir lui-même, ne cessera de se considérer comme un réformateur persécuté par le PanzerKardinal bavarois surnommé le « Grand Inquisiteur romain ». Sensible et engagé dans le mouvement œcuménique puis dans le dialogue inter religieux, Küng laissera peu à peu ses chevaux de bataille ecclésiaux pour bâtir une éthique planétaire dans le cadre de la fondation Weltethos fondée en 1993 au service de la paix et du dialogue entre les religions. Il préfigurait ainsi les grands thèmes du pontificat de François valorisant la fraternité et la solidarité entre les peuples et le dialogue entre les religions dans le respect du cosmos.
Finalement, dans un grand amour de l’Eglise et une fidélité à la figure christique, Küng aura toute sa vie cherché à développer une apologétique chrétienne permettant de mieux présenter la foi et l’ethos chrétien dans un monde sécularisé et pluri religieux. Avec des christologies différentes mais, sans doute, plus complémentaires qu’opposées, ces deux grands théologiens de la seconde moitié du XXème siècle témoignent d’un même amour du Christ et d’un vrai désir de le rendre accessible aux hommes et femmes de notre temps.
Alain Viret