Eglise Réflexion | 11.2020

Les récentes élections américaines et européennes comme la rhétorique des partis d’extrême droite ont montré de profondes divisions au sein des démocraties, divisions souvent exprimées médiatiquement avec le terme de « populisme ». Dans sa dernière encyclique « Fratelli tutti » (n°157), le pape François met en garde contre cette « prétention d’établir le populisme comme grille de lecture de la réalité sociale, ignorant la légitimité de la notion de peuple », favorisant la démagogie et fragilisant à terme la démocratie qui se veut justement, quoiqu’imparfaitement, « le gouvernement du peuple ».

Précisons ce que le pape entend par cette notion et les racines argentines de la théologie du peuple. « Faire partie d’un peuple, c’est faire partie d’une identité commune faite de liens sociaux et culturels. Et cela n’est pas quelque chose d’automatique, tout au contraire : c’est un processus lent, difficile… vers un projet commun » (n°158). « Il y a des dirigeants populaires, capables d’interpréter le sentiment d’un peuple, sa dynamique culturelle et les grandes tendances d’une société. La fonction qu’ils exercent, en rassemblant et en dirigeant, peut servir de base pour un projet durable de transformation et de croissance qui implique aussi la capacité d’accorder une place à d’autres en vue du bien commun. Mais elle se mue en populisme malsain lorsqu’elle devient l’habileté d’un individu à captiver afin d’instrumentaliser politiquement la culture du peuple, grâce à quelque symbole idéologique, au service de son projet personnel et de son maintien au pouvoir » (n°159).

Ces réflexions pertinentes sont le fruit d’une expérience et d’un courant de la théologie argentine, appelée « théologie du peuple » dont le remarquable ouvrage du jésuite Juan Carlos Scannone est une des meilleures présentations[1]. Ce courant de pensée auquel Mgr Jorge Bergoglio a lui-même contribué aux côtés, entre autres, des P. Rafael Tellio et Lucio Gerra, lors de sessions au centre théologique d’Aparecida en 2007, se situe dans le sillage des théologies post-conciliaires de la libération[2] mais s’en distingue sur plusieurs points.

 Il comprend bien la situation des populations dans leur dimension sociale et politique, surtout des plus pauvres, comme un lieu théologique mais rejette les outils marxistes et révolutionnaires d’interprétation de cette réalité. Il s’agit plutôt d’être à l’écoute d’une sagesse populaire qui inspire un mode de vie, des projets et la construction d’un bien commun. Pour François, cette sagesse est reflet de la sagesse du Verbe divin et du souffle de l’Esprit dans ces peuples, qu’ils soient évangélisés ou non (cf. l’expression patristique des Semina Verbi chez St Justin). Ces semences du Verbe sont comme des pierres d’attente de l’évangile qui peut ainsi assumer ce qui, dans les cultures, en particulier dans leur poésie et leurs récits mythiques , l’attendait et l’annonçait. D’où l’appel à entendre la clameur des pauvres tout comme celle de la Terre qui lui est lié (cf. Laudato si’ 2) et la place importante donnée au thème de l’inculturation comme on l’a entendu et vu lors du synode sur l’Amazonie[3]. Dans Laudato si’, François affirme même que la disparition d’une culture première autochtone est plus grave que la disparition d’une espèce, car s’atténue ainsi l’expression de la Sagesse immanente du Verbe divin dans les cultures humaines. Finalement, ce que la philosophie grecque a été pour l’expression de l’Evangile en Europe, des éléments de la sagesse des cultures premières peuvent l’être pour l’évangélisation sud-américaine.

Un autre aspect plus pastoral est la place accordée à la religiosité populaire comme une expression de la foi qui doit être pris en compte, sans cesse évangélisée et pensée théologiquement. Les années épiscopales de Mgr Bergoglio, dès 1992, coïncident avec la consolidation de la démocratie en Argentine et d’une plus grande indépendance de l’Eglise par rapport à l’Etat (péronisme). C’est aussi la période d’une augmentation généralisée de la corruption de l’Etat et la mise en pratique des mesures néolibérales qui entraînent l’exclusion sociale d’une grande partie de la population, ainsi que la dévaluation de la valeur du travail (dont le moment le plus grave fut la faillite du pays en 2001.) Lors de ces événements, le cardinal est allé à la rencontre des « nouveaux pauvres » et des exclus, dans les marges et les frontières diverses de la société, pour discerner avec eux et par eux les appels de l’Esprit. Pour Bergoglio, Dieu se révèle par eux et en eux : en tant que victimes des injustices, leurs souffrances révèlent le péché de la société ; par eux, qu’Il aime d’un amour préférentiel, Dieu nous appelle à bâtir une communauté de frères. Nous avons là déjà tous les thèmes que le premier pape sud-américain va exprimer dans ses écrits et sa pratique, notamment lors de ses voyages en périphérie de l’Europe.

A l’heure où les puissances du profit et des médias risquent de nous rendre sourds à la sagesse populaire, l’invitation du pape à penser sans récupération ni démagogie, la notion de « peuple » mérite d’être entendue afin d’inspirer l’action des dirigeants et de donner quelques pistes pour poursuivre la recherche du bien commun et le souci diaconal des plus pauvres.                                                                                                                 

Alain Viret


[1] Juan Carlos SCANNONE, la théologie du peuple, Racines théologiques du pape François, Bruxelles, Lessius, 2017.Nous nous inspirons ici de la présentation de Fabien Revol, L’écologie intégrale. Une question de conversion, EDB, 2020, pp. 94-99.

[2] Ces théologies nées dans les années 70 suite au document de Medellin du conseil épiscopal latino-américain ont développé des relectures bibliques, en particulier de l’Exode et des évangiles, avec des outils de sociologie marxiste en vue de promouvoir des transformations radicales de la société à partir des opprimés.

[3] On se rappellera l’incident du vol de statuettes amazoniennes exposées dans une église romaine durant le synode et vues indûment par certains intégristes comme une promotion idolâtrique.